La femme aux cheveux rouges
- Yasmine
- Jun 12
- 4 min read
Updated: Jul 9
C’est en te disant au revoir à côté du figuier que j’ai ressenti le besoin de t’écrire une dernière lettre. J’ai fait mes premiers pas dans le calcul et la lecture avec mon grand-père, mais c’est avec toi, ma chère Yéyés, que j’ai plongé dans la Géométrie et la Littérature. Les heures de jeux à la craie dans l’allée à côté de la maison ou sur le tapis du salon ont été le berceau qui a façonné mon esprit critique.
Cet esprit critique que tu chérissais et que tu as aiguisé comme une lame de couteau, alors que la seule chose que j’avais l’impression de faire, c’était de jouer, de me déguiser avec des tissus, d’interpréter des personnages, d’inventer des histoires avec toi, de préparer et de dévorer des beignets au sucre. Ah oui, il ne faut pas oublier les grosses siestes en été dans ta chambre, la tête toujours à l’envers. Je me rends compte que je ne t’ai jamais demandé pourquoi nous faisions ça.
Tu nous as aimés, toutes et tous tes petits-enfants, à ta façon. Tu as toujours été généreuse et n’as jamais compté ton énergie pour nous apprendre des choses, nous faire des plats délicieux dans la cocotte en fonte ou des pulls tricotés. Par contre, gare à nous si nous avions le malheur d’avoir deux minutes de retard ou de porter des vêtements noirs : “Que c’est triste ce noir !”
Tous les gens qui t’ont connue garderont gravé dans leur mémoire le rouge de tes cheveux.
Pas oranger, auburn ou je ne sais quoi. Rouge. Rouge comme ta passion pour les livres et l’écriture, rouge comme ta colère face aux injustices. J’ai lu quelque part un propos de Margaret Atwood qui disait que le pouvoir résidait entre ce que nous pensions et ce que nous pouvions vraiment dire.
C’est ce courage qui a fait de toi une figure nationale. Même Berbère TV était là pour t’accompagner à côté du figuier.
Tu étais une personne pleine de contradictions. Tu étais une femme capable de tenir tête à n’importe quel “intellectuel”. Tu étais capable d’exprimer tes propos avec une grande clarté et intégrité, même si cela en a fait trembler plus d’un. Tout ça sans jamais rater un épisode des “Feux de l’amour”.
Je me rappelle les lundis après-midi que je passais chez toi lorsque tu donnais des cours de français, la vitesse à laquelle tu passais des dernières affaires de Katherine Chancellor à la description du personnage Zadig ou du Lac de Lamartine.
Tu as été à l’école normale pendant la colonisation, tu as connu la guerre d’indépendance et tant d’autres qu’on ne sait pas encore nommer. Tu as toujours beaucoup écrit, surtout sur l’héritage intellectuel, les traditions, l’oppression des femmes, la culture effacée, les mémoires détruites. Tu aimais beaucoup la musique, surtout la musique kabyle. Même si tu pensais que tu chantais faux, tu aimais danser dans les mariages, toujours en marche arrière.
Ta parole et ta plume sont devenues tes armes contre le patriarcat.
Ah oui, j’oublie presque : patriarcat, un des premiers mots de grande que j’ai appris avec toi. Un mot qui te révoltait, qui te rendait rouge de rage à nouveau. J’étais très petite quand tu m’en parlais et je ne comprenais pas tout. Avec le temps, j’ai appris à comprendre. J’ai aussi appris à comprendre tes rares silences sur ces sujets. Des douleurs trop grandes pour être partagées avec sa petite-fille. Mais ton devoir de mémoire était là, constant, dans les mots comme dans les silences. Je les garde aujourd’hui tout près de moi et je m’engage à tenir le pacte de transmission.
L’Algérie se rappellera de tes qualités de pédagogue. À mes yeux, ce qui te distinguait, c’est que tu exigeais la même rigueur de tout le monde, peu importe l’origine sociale ou le niveau d’éducation. Tout le monde était traité de la même manière. Personne n’avait le droit d’utiliser une calculatrice, ni tes élèves, ni l’épicier en bas de la maison : le calcul mental, c’est comme de la gymnastique du cerveau, voyons !
La vie n’a pas été tendre avec toi. Ma mère m’a raconté que, lorsque j’étais petite, tu avais peur que je m’attache à toi. Mais j’imagine que mes câlins et que mes bras potelés ont eu raison de ta cuirasse. Car tu m’as beaucoup aimée, infiniment peut-être. Tu m’as offert mon premier journal. Si j’écris tant aujourd’hui, c’est certainement grâce à toi. D’ailleurs, je tiens à mentionner que j’ai écrit ce texte dans un journal, et pas directement sur un ordinateur. Que tu détestais ces technologies à qui tu ne faisais pas confiance.
“Célèbrez-moi de mon vivant”, tu disais, mais pour une fois, ma chère Yéyés, je vais te désobéir et continuer de te célébrer. Tu nous as quittés à 97 ans. Tu t’es éteinte dans ton lit, entourée de ta famille, ta famille que tu as engueulée, me racontent mes parents, une dernière fois : “Arrêtez de m’embêter!”.
Je crois que, comme beaucoup, j’avais fini par te croire immortelle. Je vais sécher mes larmes, refermer ce journal et retourner à mes travaux. De toutes les façons, tu n’aimais pas qu’on se morfonde sur soi. Ce que tu aimais plus que tout : un travail bien fait.Pour ceux qui ne la connaissaient pas, cherchez les livres de Djoher Amhis-Ouksel dans vos librairies. Je vous dirais bien de taper son nom dans Google aussi, mais elle ne supportait pas les ordinateurs.
À toutes et tous à qui elle manque déjà, prenez vos plumes et racontez vos vies : cela sera la plus belle façon de célébrer cette femme aux cheveux rouges.
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